À cette époque, j’étais en mandat pour un client à Québec. Tout se passait bien… jusqu’au retour obligatoire au bureau deux jours par semaine.
Ma première visite a été un choc…
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur un couloir sombre, fermé de chaque côté par de lourdes portes de sécurité en métal. Je n’ai pas de badge. J’ai juste envie de faire demi-tour et rentrer chez moi. Mais je prends mon courage à deux mains : de toute façon, on ne m’a pas vraiment laissé le choix.
Je frappe timidement à la grosse vitre qui semble blindé. Qu’est-ce qu’on essaie de protéger ici? Évidement personne ne m’entends. Mais à force de gesticulations, quelqu’un finit par m’apercevoir et m’ouvre. Me voilà dans ce qui sera mon espace de travail pour les prochaines heures.
L’enfer sensoriel du 20e étage
Imaginez un décor sorti d’un film d’espionnage des années 80. Tout est beige-jauni, comme si 25 ans de nicotine recouvrait les murs et les plafonds. L’odeur? Un mélange de vieille moquette humide et de soupe réchauffée au micro-onde. Je suis presque sûr d’avoir vu le fantôme de René Lévesque écraser sa cigarette sur mon cubicule.
Mon bureau semble poisseux, ma chaise inconfortable, et chaque visite allait devenir une chasse au trésor pour trouver un câble HDMI. S’ajoutent les allées et venues dans mon dos, les salutations bruyantes, les collègues en visioconférence qui parlent fort, rient, chuchotent…
Mais le pire, pour moi, c’étaient ces néons fatigués qui clignotaient légèrement. Une agression visuelle permanente.
Seul point positif : la vue. Du 20e étage, on embrasse tout Québec. Le fleuve, l’Île d’Orléans, les montagnes au loin. Et le fourmillement de la vie en miniature.
A la fin de la journée, j’étais vidé. Pas juste fatigué, drainé. Et sans avoir le sentiment d’avoir vraiment avancé sur mon travail.

Quand le cerveau sature
Après cette première journée, je redoutais chaque retour sur site comme une épreuve. À l’époque, je n’étais pas encore diagnostiqué TSA (Trouble du Spectre de l’Autisme). Je ne comprenais pas pourquoi des « détails » comme ça me mettaient dans un tel état. Je me sentais coupable et ridicule d’accorder tant d’importance à l’environnement.
Le TSA, c’est quoi exactement ?
Le Trouble du Spectre de l’Autisme (TSA) n’est pas une maladie. C’est une configuration neurologique différente, qui affecte :
- Une communication sociale différente : difficulté à décoder les non-dits, les sous-entendus, les règles implicites des échanges ;
- Un traitement sensoriel atypique : hypersensibilité (ou parfois hyposensibilité) aux sons, lumières, odeurs, textures, mouvements 1 ;
- Un besoin fort de stabilité : routines rassurantes, difficulté avec l’imprévu ou les changements brusques ;
- Des intérêts spécifiques intenses : passion profonde et expertise poussée dans certains domaines.
Et non, nous ne sommes pas tous des génies en math ou sans empathie. Beaucoup d’entre nous passent inaperçus. On appelle ça le masking (masquage) : j’en suis devenu un expert… au point de masquer mon propre TSA pendant plus de 40 ans. J’ai été diagnostiqué tard, après plusieurs épuisements professionnels et sur recommandation de ma psychologue.
La surcharge sensorielle, ce n’est pas juste de l’inconfort
Quand on est autiste, tous les stimuli arrivent en même temps. Il n’y a pas de filtre automatique. Là où un cerveau neurotypique va “ignorer” les néons, les odeurs ou les bruits de fond pour se concentrer, le cerveau autiste traite tout à la même intensité [2].
C’est comme travailler avec 20 applications ouvertes en même temps : tout ralentit, tout devient plus difficile.
L’impact concret sur ma performance
Dans ce bureau moche, voilà ce qui se passait :
- Épuisement cognitif : J’avais le sentiment que près de la moitié de mon énergie mentale était mobilisée pour gérer l’environnement, au détriment du travail lui-même ;
- Concentration impossible : constamment interrompue par les stimuli ;
- Stress physiologique : cortisol en hausse, tension musculaire permanente ;
- Qualité dégradée : mes interventions n’étaient pas à la hauteur de mes standards ;
- Récupération longue :chaque passage sur site me demandait une journée pour m’en remettre.
Résultat, j’ai quitté le mandat au bout de quelques semaines. Officiellement à cause du retour obligatoire en présentiel. En réalité, l’environnement n’était pas adapté à un profil neuroatypique comme le mien.
Le coût caché d’un environnement inadapté
L’histoire ne dit pas combien d’autres talents neurodivergents vivent la même chose dans des bureaux similaires.
Combien de « démissions inexpliquées », d’absences fréquentes, de sous-performance injustement attribuée à un manque de motivation ?
Beaucoup d’entre nous ne partent pas faute de compétence.
On part parce que nos environnements de travail nous détruisent à petit feu.
Et plus une personne masque, plus elle s’épuise sans rien dire.

Solutions simples, impact énorme
La bonne nouvelle ? Les ajustements sont souvent simples et économiques :
- Éclairage doux et réglable, sans néons ;
- Zones calmes ou bureaux fermés ;
- Choix du lieu de travail (présentiel, hybride, télétravail) ;
- Bonne acoustique (panneaux, casques, zones silencieuses) ;
- Matériaux non irritants, propreté visuelle et physique ;
- Formation des gestionnaires à la surcharge sensorielle.
Un collaborateur autiste dans un environnement adapté peut doubler sa capacité réelle [3].
L’inclusion n’est pas de la charité.
C’est un levier de performance.Un système humain devient plus résilient quand il mise sur la diversité, l’auto-organisation et l’apprentissage.
Adapter les espaces, c’est libérer des talents souvent invisibles.
Et ça profite à tout le monde.
Pour aller plus loin
Si votre organisation souhaite devenir réellement inclusive :
- Auditez vos espaces avec un regard neurodivergent ;
- Sondez vos équipes sur leurs besoins sensoriels, leur bien être au travail ;
- Testez des ajustements simples et mesurez l’impact ;
- Formez vos gestionnaires à reconnaître la surcharge sensorielle et les besoins des profils neuroatypique ;
- Et si vous souhaitez être accompagné, contactez-moi.
- Robertson, C.E., & Baron-Cohen, S. (2017). Sensory perception in autism. Nature Reviews Neuroscience. ↩︎
- Williams, D. (1998). Autistic Spectrum Disorders: Understanding the sensory issues. ↩︎
- Brown, L., et al. (2021). Workplace accommodations and performance in autistic adults. Journal of Autism and Developmental Disorders. ↩︎
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